DIEULEFIT – QUELQUE CHOSE DE SPECIAL DANS L’AIR
Dieulefit a ce quelque chose qui marque une différence. Quelque chose de spécial dans l’air ! Le village se trouve dans une vallée à une altitude de 400 mètres. Les vieux quartiers – la Viale – remontent au 13ème siècle et ils respirent tout le charme de tant d’autres villages de la Drôme qui conservent la mémoire des événements d’autrefois. Le cœur médiéval du village est partiellement dissimulé derrière des bâtiments plus récents construits au cours des siècles sur la pente qui descend jusqu’au Jabron, qui coule au fond de la vallée. Avec sa population de quelques 3500 âmes l’aspect général est celui d’une agglomération tranquille, légèrement vieillissante et accueillante. Accueillante surtout, c’est bien le mot qui convient et qui sans doute marque sa différence.
En 1915 au moment du génocide perpétré par les Turcs dans leur pays de nombreux Arméniens trouveront refuge à Dieulefit et ses environs. Quand la guerre civile éclate en Espagne le village ouvre de nouveau ses portes aux fugitifs et très peu de temps après, à ceux qui fuyaient les Nazis lorsque l’Allemagne envahit la France en 1939. Pendant ces quatre années d’occupation Dieulefit devient pour reprendre les paroles de l’historien Pierre-Vidal Naquet « la capitale intellectuelle de la France. » Il aurait pu ajouter « des arts en général. » Le nombre de figures connues à la recherche de sécurité et protection qui s’y installèrent à ce moment-là est exceptionnel. Parmi eux, des écrivains et poètes comme Louis Aragon recherché par la Gestapo et dont la tête avait été mise à prix. Il se cachera dans une ferme dans les collines environnantes avec sa muse et grand amour Elsa Triolet :
« Tes yeux sont si profonds qu’en me penchant pour boire
J’ai vu tous les soleils y venir se mirer … » *
C’est à Dieulefit que Henri-Pierre Roché entreprend d’écrire son célèbre roman Jules et Jim. François Truffaut, l’un des fondateurs de la Nouvelle Vague en tirera un film acclamé dont Jeanne Moreau sera la vedette. L’écrivain Pierre Jean Jouve, le poète Pierre Emmanuel et le philosophe Emmanuel Mounier, l’éditeur Pierre Seghers, Yvonne Lefébure pianiste prodige, le groupe de mathématiciens Bourbaki, et d’autres figures de l’intelligentsia française, tous ont habité Dieulefit durant ces années noires de la guerre. Et puis, parmi eux un nombre notable de peintres français et étrangers comme Claire Bertrand, Willy Eisenschitz, Otto Wols, sans oublier le sculpteur Etienne-Martin un ami de Pierre-Henri Roché qui deviendra l’un des sculpteurs majeurs du 20ème siècle. Il obtiendra avec ses « Demeures » le prix international de sculpture de la Biennale de Venise en 1966 et ses œuvres aujourd’hui font partie des collections des plus grands musées. Tout près de Dieulefit, comme pour témoigner de son passage, Etienne-Martin a construit un monument environnemental de 8 mètres de haut « La Vièrge au Sable » qui avec le temps s’est résorbé de nouveau dans le paysage.
Cet exceptionnel rassemblement d’écrivains, de peintres et de sculpteurs pendant la guerre a-t-il laissé sur Dieulefit une empreinte indélébile ? On peut se le demander car les artistes continuent à être attirés par ce « quelque chose dans l’air » qui semble lui être particulier. Cela pourrait être le cas du sculpteur allemand Rainer Schlüter dont le parcours artistique comprend des expositions en Europe mais aussi en Australie où il a habité et travaillé pendant plusieurs années mais qui vient s’installer pour de bon à Dieulefit.
* Extrait du poème « Les yeux d’Elsa » par Louis Aragon
RAINER SCHLÜTER (site web)
Rainer Schlüter est un Allemand qui a été élevé, fait ses études secondaires et universitaires puis travaillé en Belgique où son père était fonctionnaire auprès de l’Union Européenne. Il a passé sept ans en Australie, énormément voyagé, parle quatre langues et s’est engagé dans des milieux multiculturels. Aujourd’hui Rainer Schlüter vit en France à Dieulefit où il se sent chez lui et dont l’atmosphère selon lui est encore chargé de l’esprit des intellectuels, artisans et artistes qui ont vécus et crées dans ce village où semble encore flotter leur âme. Ce qui retient l’attention en considérant son parcours c’est le fait que sa vie soit partagée entre plusieurs ambitions. Il a obtenu une maîtrise en administration des affaires et en ingénierie alors qu’il poursuivait des études à l’Ecole des beaux-arts à Bruxelles. Dans ces deux domaines – qui à première vue sont diamétralement opposés – il a connu la réussite, dans celui des arts en tant que sculpteur et dans le Mouvement Coopératif comme gestionnaire en promouvant l’Economie Alternative et Solidaire sur un plan international. Dès 1982, ayant tout juste terminé ses études à l’Académie, Rainer Schlüter se verra attribuer le troisième prix de la Triennale de sculpture de Bruxelles. La même année l’Organisation internationale des coopératives industrielles, d’artisanat et de services (CICOPA) sera fondée dont il deviendra le Secrétaire général, position qu’il occupera pendant 12 ans avant d’être élu Président. Déjà il en dirigeait l’organisation européenne (CECOP). (voir video)
Etre engagé à ce point dans la réalisation de plusieurs objectifs différents demande une explication. Comment Rainer Schlüter y parvient-il? La réponse est peut-être toute simple; c’est qu’il est fondamentalement un artiste pour qui le besoin de créer par lui-même est primordial. Pour faire vivre ses émotions Rainer Schlüter sculpte dans la pierre et pour réaliser ses idéaux humanitaires il développe des structures économiques pour venir en aide aux autres. Et, n’a-t-il pas aussi imaginé, puis réalisé, des espaces communs, des lieux où les gens de différents bords professionnels peuvent travailler et communiquer ? Toutes ces activités générées par Rainer Schlüter semblent relever d’un seul et même besoin, celui de créer!… A moins, à moins que l’explication soit beaucoup plus simple et pour citer un célèbre inconnu « Un homme peut tout faire s’il le désire. »
Rainer Schlüter au travail (Vidéo)
En tant que sculpteur Rainer Schlüter est conscient, et il le souligne, de faire partie de la longue lignée d’artistes qui remonte jusqu’à la statuaire Gréco-romaine. Michel-Ange, Rodin et d’autres maîtres continuent à l’inspirer ce qui ne l’empêche pas d’être original et indépendant. Il aime à se rappeler une rencontre avec des artistes Aborigènes lorsqu’il habitait l’Australie. Leur art le fascinait, les couleurs ocres obtenues en mélangeant de l’argile avec de l’eau, les dessins et les symboles. Lorsqu’il leur demanda de lui expliquer comment ils faisaient ils répondirent par un net refus. « Non, cela nous appartient, c’est notre esprit et vous n’avez pas le droit de nous le voler. » C’est ainsi que Rainer Schlüter semble concevoir son propre héritage culturel, à savoir que les artistes quel que soit la discipline et leur style sont porteurs de la civilisation à laquelle ils appartiennent. De toute évidence il souhaite éviter le piège formulé au 19ème siècle par le critique d’art John Ruskin et qui est toujours valable aujourd’hui : « Le pire écueil pour l’art moderne est l’appel constant d’un désir de changement et d’un sentiment d’excitation pathétique. »
En plus de la sculpture, Rainer Schlüter a pratiqué toutes les formes d’art visuel : dessin, travaux graphiques, modelage en argile, cire et plâtre, le travail du bois, création de bijoux en pierre et en métal, même des installations ce qui est un exercice on ne peut plus contemporain, voir avant-garde d’expression artistique. C’est ainsi qu’ayant participé à un festival d’art en plein air sur la Gold Coast australienne, il obtiendra le troisième prix pour son groupe de sculptures « Danseurs bleus » (Blue Dancers) fait de mangroves arrachées par les intempéries et peints avec ce magnifique bleu Yves Klein. Il symbolise la danse de la nature et de la mer par temps de tempête. Ayant cependant pratiqué ces diverses formes d’art Rainer Schlüter est avant tout sculpteur et son cœur est dans la taille et le polissage de la pierre.
Michel-Ange aurait dit « Chaque bloc de pierre renferme une statue et il appartient au sculpteur de la découvrir. » Rainer Schlüter a une nette préférence pour le marbre mais il aime également la pierre ignée comme le granite et le basalte. La première phase du processus créatif est celle de la sélection d’une pierre qui conviendra à la sculpture qu’il souhaite réaliser en allant visiter les carrières qui produisent la haute qualité dont il a besoin : Carrare en Italie célèbre pour son marbre blanc, le marbre vert de la vallée d’Aoste, noir à Mazy en Belgique, bleu et or à Chillagoe dans l’extrême nord du Queensland en Australie, les falaises de craie blanche de Normandie ou de Crête. Il passe alors de heures à fouiner à la recherche de la pierre qui possède la bonne forme, la couleur, le grain, la résistance au fractionnement, etc. Peu à peu avec le temps il a développé une sorte de sixième sens qui lui permet de déceler au doigt et à l’œil le bloc ou fragment qui répondra à ses besoins. Les pierres qu’il choisit ont souvent aussi déjà une configuration ou des empreintes qui lui permettront d’en extraire une forme définitive.
Une première impression produite par nombre de sculptures de Rainer Schlüter est leur ressemblance à de beaux fossiles contenant des formes brillantes et polies serties dans de la pierre rugueuse et impure. En y regardant de plus près on s’aperçoit qu’il ne s’agit nullement de restes préservés d’animaux ou de plantes appartenant à un lointain passé géologique. La pierre a été creusée par le sculpteur et les formes taillées et polies sont pour la plupart une partie du corps humain, souvent celle d’une femme, comme si la pierre intemporelle était sur le point de donner naissance à un être vivant. C’est peut-être aussi la finalité de l’art, donner naissance à ce qui n’existe pas encore?
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