J’ai récemment consacré un article blog à Deborah Maurice qui est Ecossaise et qui s’est fait un nom en tant que marionnettiste. Elle habite non loin de chez moi. C’est Deborah qui m’a mis sur la piste de Sally Brokensha, une Australienne qui réalise de très belles créations en textile et elle me conseilla vivement de faire sa connaissance car son travail méritait de faire l’objet d’un prochain interview. Sally elle aussi habite tout près de chez moi. Je ne peux pas m’empêcher d’être chaque fois étonné en constatant que dans la Drôme quelle que soit la direction indiquée par la boussole je suis sûr de tomber sur d’excellents artistes, qu’ils soient français ou d’ailleurs. « Impossible dans ce pays de les éviter » s’est un jour exclamé un ami. J’ai donc contacté Sally et nous avons pris rendez-vous. Deborah avait raison, Sally est une personne intéressante dont le parcours donne un peu le tournis, et elle est également une artiste confirmée.
Art textile ? Je n’étais pas bien sûr de ce qu’il fallait entendre par cette appellation. J’ai chez moi de beaux tapis kilims que je pourrais très facilement faire passer pour des peintures abstraites si je les encadrais pour les accrocher aux murs. Et pourtant généralement on ne les considère pas comme étant des œuvres d’art. Par contre, la célèbre tapisserie brodée de Bayeux du 10ème siècle qui mesure 70 mètres et contient des scènes de la bataille de Hastings, déterminante pour la conquête de l’Angleterre, est une œuvre d’art hors pair. Les musées partout dans le monde possèdent de merveilleuses collections de tapisseries comme celle de l’Apocalypse à Angers par exemple, et je me souviens de mon émerveillement devant les tapisseries de la Chasse à la Licorne du 15ème siècle que j’ai admiré au musée du Cloisters à New York. Elle a été brodée par les tisserands flamants, réputés à travers toute l’Europe pour leur excellence et qui travaillaient à partir de cartons exécutés par des peintres de la Renaissance. Au 20ème siècle de très nombreuses tapisseries ont été faites en reprenant des œuvres de peintres modernes comme celles de Picasso, Matisse, Chagall, Miro, Dufy, et bien d’autres. Vu que mon blog concerne des artistes de la Drôme je tiens à faire mention des tapisseries de deux artistes drômois qui jouissent d’une réputation internationale : Bernard Cathelin et Pierre Boncompain. Pour la petite histoire j’ai appris qu’une tapisserie du premier décore fièrement l’un des restaurants les plus connus de Paris, la Tour d’Argent mais elles ont également été exposées à l’étranger notamment aux Etats Unis, en Italie, au Canada, au Japon. Quant à Boncompain on retrouve ses tapisseries aux couleurs chatoyantes au Japon, en Chine, aux Etats Unis. Derrière ces tapisseries qui portent uniquement la signature de l’artiste il y a pourtant le beau et difficile travail des tisserands qui réalisent parfois jusqu’à six exemplaires d’un même tableau. Le travail de Sally Brokenshai qui est le sujet de l’article blog d’aujourd’hui est d’autant plus intéressant que c’est elle qui conçoit d’abord et tisse ensuite ses propres tableaux !
J’ai demandé à Sally de me donner sa définition d’Art Textile. « Les arts textiles » m’a-t-elle répondu « désignent pour moi la création et l’exécution d’une œuvre d’art en utilisant le tissu comme médium. Le tissu en l’occurrence comprend un large éventail de matériaux : Coton, soie, lin, laine, etc. mais aussi du papier et des matériaux synthétiques. Les techniques que j’utilise sont la tapisserie, la broderie et l’appliqué. Mon travail est décoratif, non fonctionnel ou pratique et toutes les pièces que je crée et exécute ont pour but d’être décoratives au même titre qu’un tableau. ». Comme Sally n’en n’avait pas parlé dans sa définition j’ai voulu savoir si son travail comportait aussi une charge d’ordre émotionnelle ? « Oui, derrière chaque œuvre se cache une histoire. » Ce ne sont donc pas, comme elle le prétend, des pièces purement décoratives mais elle y met du sentiment ce qui, à mon avis, permet de les qualifier d’authentiques œuvres d’art.
J’ai voulu savoir les difficultés techniques que Sally pouvait bien rencontrer en réalisant une tapisserie. « Tisser une tapisserie, » m’a-t-elle répondu « est un processus lent qui demande du temps et qui comporte un côté presque méditatif. Contrairement à la peinture, on avance par étapes car il faut travailler du bas vers le haut et cette contrainte en crée d’autres qui déterminent la direction que va prendre le tissage. Par ailleurs, le tissage d’une tapisserie comme la broderie sont des formes d’art qui conviennent particulièrement bien aux voyageurs comme moi car, en théorie, on peut les réaliser tout en se déplaçant. »
Sally Brokensha a grandi en Australie dans un milieu où l’art comptait. Son père qui était cadre dans une compagnie pétrolière changera d’orientation pour devenir anthropologue ce qui l’amènera à étudier sur le terrain les mœurs et coutumes de la tribu aborigène des Pitjantjatjara. En même temps, il créera l’Argyle Arts Centre, une belle galerie d’art à Sydney. Le frère de Sally était un photographe professionnel bien connu à Londres, Sydney et Paris, et sa sœur une décoratrice d’intérieur. Cette curiosité qui la pousse vers d’autres horizons et l’intérêt qu’elle porte à d’autres cultures coule vraisemblablement par atavisme dans les veines de Sally car en plus d’être artiste elle sera tout au long de sa vie une grande voyageuse.
Ayant obtenu son diplôme de designer textile et en sérigraphie dans une Ecole des Beaux-Arts de Sydney, la vie de Sally va devenir une véritable course aux voyages avec un décuplement d’activités dont la plupart étaient liées à l’exercice de son art. Lorsque je lui ai demandé de me donner le nom des pays qu’elle avait visités elle les a égrenés tout de go : « les différents Etats de l’ Australie bien sûr, République Dominicaine, Egypte, France, Angleterre, Ecosse, Danemark, Indonésie, Cambodge, Vietnam, Laos, Sultanat d’Oman, Yémen, Japon, Pérou, Suriname, Paraguay, St. Vincent et les Grenadines, » et puis, comme pour bien illustrer son statut de globetrotteuse, elle ajoutera qu’en une seule année il lui était arrivé de prendre 60 fois l’avion !
Parmi les voyages liés à ses activités de tissage, Sally passera deux ans au Sultanat d’Oman à diriger un projet destiné à perfectionner les techniques de filage et de tissage de femmes indigènes Bedu afin de les armer avec plus de moyens pour accroître leurs revenus. A la demande de l’Organisation Internationale du Travail, OIT, elle mènera un projet similaire au Yémen, ayant pour but d’améliorer les techniques de broderie et de tissage de femmes et de jeunes filles vivant en zone urbaine. En plus de ces activités de formatrice, Sally n’aura de cesse de développer ses propres capacités et d’organiser des expositions de son travail. C’est ainsi qu’au Danemark elle obtiendra un diplôme de techniques traditionnelles danoises du tissage et de l’application de teintures naturelles, et au Japon, elle passera neuf mois à étudier la méthode « Kasuri », une technique très difficile à maîtriser et dont le but est d’empêcher les teintures de pénétrer la matière tissée.
Il y aura pourtant une césure de neuf ans dans cette vie d’artiste itinérante, pendant laquelle Sally obtiendra une Maîtrise dans le domaine du Développement International. Elle sera ensuite appelée à diriger pendant trois ans un programme de développement par une organisation dont le siège était à Lima au Pérou. C’est pendant cette période de sa vie que Sally, après avoir visité et résidé dans tant de pays différents, réalise qu’elle se sent plus chez elle en Europe que partout ailleurs. Elle prend alors la décision de retourner en France, où elle avait déjà séjourné, et, une fois installée, elle reprend son activité de tissage. Des expositions suivront. Depuis 2015 Sally vit et travaille à Pont-de-Barret.
En réfléchissant à ce parcours peu commun de Sally, je me suis demandé si le fait pour une artiste comme elle de s’envoler vers d’autres horizons, d’être une expatriée, ne libère pas l’imagination et permet de se défaire des contraintes et des a priori du climat culturel de son propre pays. Qui sait ? Quoi qu’il en soit, il me paraît que s’ouvrant ainsi à d’autres cultures, l’art textile réalisé par Sally s’en ressent forcément. Comme beaucoup de passionnés elle garde chez elle une belle collection de pièces d’art textile qui lui rappellent ses voyages ainsi qu’une quantité impressionnante de chapeaux ethniques dont un grand nombre faisait partie de son exposition Le Cabinet de Curiosités d’une Voyageuse qui avait connu un grand succès au Poët Laval l’année dernière.
Je suis reconnaissant à Sally d’avoir bien voulu prendre du temps pour partager avec moi quelques-unes de ses expériences et je me réjouis à l’avance de visiter l’exposition qu’elle prépare en ce moment pour l’année prochaine.
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