Du 7 mars au 6 avril prochain j’aurai une exposition à la librairie-galerie Chant Libre à Montélimar à laquelle vous êtes bien entendu convié. Je serai ravi de vous recevoir le jour de l’ouverture. Andre Zaradski le propriétaire de la galerie m’a expressément demandé d’y exposer des tableaux abstraits. Pour l’occasion j’ai rédigé un texte illustré sur la peinture abstraite à paraître sous forme de fascicule (prix 10 €). Dans le présent blog je reprends ce texte accompagné d’une petite sélection de peintures abstraites pour l’accompagner en espérant que cela pourra vous intéresser.
Bref retour en arrière. J’avais cinq ou six ans lorsque dans un livre de contes pour enfants je suis tombé sur le dessin d’un mouton qui m’a subjugué. Il n’y a pas si longtemps j’ai retrouvé le livre et le dessin dans une vieille valise. Ce que j’avais sous les yeux n’avait absolument rien d’un mouton : une forme qui ressemblait à une saucisse censée apparemment représenter le corps de l’animal, une forme ovale comme un ballon de rugby surmonté de deux triangles à une extrémité, une bouclette à l’autre, l’ensemble soutenu par quatre allumettes.
J’étais profondément ému en revoyant le dessin après tant d’années, tel est le pouvoir de quelques lignes tracées sur du papier. En même temps, je me suis rendu compte qu’il suffirait d’ajouter un fond peint au pinceau et des couleurs qui se répondent pour que les formes et les traits que j’avais devant moi soient transformés en un tableau du plus pur abstrait. Dans le cas de mon mouton l’abstraction était involontaire et due à la maladresse du peintre. Des artistes plus adroits créeront eux-aussi des abstraits en réduisant la réalité à sa plus simple expression, mais intentionnellement. Certains tableaux de Piet Mondrian, l’un des précurseurs de l’art moderne, en sont des exemples frappants. Il réalisera nombre de ses toiles en limitant à quelques courbes et à des traits verticaux et horizontaux des motifs tirés du réel comme un arbre en fleurs, un quai qui s’avance dans la mer, une dune. D’autres, en revanche, ne jurent que par l’abstrait absolu, refusant toute référence à un motif visible. C’est le cas de Serge Poliakoff que j’aime beaucoup et qui par principe donnait à toutes ses toiles le seul titre de « Composition ». Les deux artistes ont cependant en commun de créer une expérience visuelle en refusant de reproduire une réalité exacte. C’est le principe même de l’art abstrait !
La peinture abstraite dont la découverte en 1913 est attribuée au peintre russe Vassily Kandinsky est indissociablement liée à l’art contemporain et elle est devenue depuis un peu plus d’un siècle l’apanage d’artistes renommés dont les œuvres valent des fortunes sur le marché de l’art. Elles ont beau être classées sous des appellations diverses comme organique ou lyrique, géométrique ou expressionniste, rien dans ces tableaux ne doit rappeler le monde réel. L’art abstrait supplantera même un temps dans l’esprit des amateurs et chez beaucoup d’artistes le figuratif jugé démodé et caduque. Je me souviens encore très bien dans les années 70 que la vénérable Académie Royale des Beaux-Arts de La Haye, où je m’étais inscrit au cours du soir, avait supprimé les séances d’étude de modèle vivant et rangé à la cave l’immense collection de moulages en plâtre, que les élèves autrefois devaient bravement copier.
Mon premier abstrait à moi sera l’aboutissement heureux d’un tableau figuratif raté. L’expérience sera un peu la même que celle de Kandinsky qui découvrira, d’après la légende, le potentiel de l’abstrait en voyant accroché – par mégarde – à l’envers au mur un de ses paysages qui ne consistait plus que de formes et de couleurs. Il aurait été ébloui par ce qui s’en dégageait et il prit la décision de continuer à peindre dans cette veine. Dans mon cas aussi l’abstraction n’était pas voulue. Il manquait au paysage sur lequel je travaillais un je ne sais quoi que je ne parvenais pas à cerner. Par frustration, j’ai effacé une partie de ce que j‘avais peint et à mon grand étonnement je me suis retrouvé avec une toile abstraite presque achevée. Elle répondait à tous les critères requis : pas de sujet, lignes, formes et couleurs harmonieusement agencées ; il ne suffisait plus que de quelques coups de pinceau et le tour était joué. Depuis, je ne me suis jamais plus acharné sur un tableau figuratif qui m’échappait.
Peinture abstraite ! C’est une appellation commune qui embrasse un vaste champ d’approches aussi différentes que les formes circulaires des tableaux du peintre Français Robert Delaunay et les surfaces méditatives aux couleurs profondes de l’Américain Mark Rothko, ou encore la peinture gestuelle de l’Allemand Gerhardt Richter et la poésie des vastes champs lumineux du Chinois Zou Wou-Ki. La liste de ces artistes est sans fin et les musées du monde entier regorgent de leurs chefs-d’oeuvre. Il faut donc croire que l’abstrait possède des qualités spéciales qui répondent aux attentes et aspirations artistiques d’un nombre considérable de peintres dont je suis. Un tableau abstrait est un tout qui se voit en un seul regard et dont on ressent immédiatement l’impact. Ce peut-il que le sujet dans un tableau figuratif diminue cet impact en accaparant ou en détournant l’attention ? Peut-être !
Je me suis souvent demandé comment il se fait qu’en posant mon pinceau devant un tableau abstrait achevé il m’arrive de me sentir si heureux, et parfois même, mais plus rarement, euphorique ? D’où sortent ces lignes tracées sur la toile, ces couleurs et ces formes qui me procurent des sensations aussi fortes ?
À moins que ce soit un voeu pieux, je suis de plus en plus persuadé que le paysage est à la base de toute ma peinture, qu’elle soit figurative ou abstraite ? Depuis ma plus tendre enfance j’ai voyagé à travers le monde et très jeune déjà j’ai vécu dans plusieurs pays, dans des environnements aussi différents que le « bush » australien et les fjords de Norvège ? Chaque déplacement, chaque changement de milieu m’a marqué de manière indélébile et en grande partie sans doute inconsciente.
Je pense non seulement aux aspects physiques des paysages. Vient s’y ajouter la langue parlée par les habitants, le vocabulaire et les expressions qu’ils utilisent pour décrire la nature – les Eskimos Inuits n’ont-ils pas 25 termes pour dépeindre la neige – et qui sont des retranscriptions verbales du regard porté sur la terre à laquelle ils appartiennent. Je m’en appropriais chaque fois au point d’être confondu avec les gens du pays et de voir et ressentir à leur façon différents aspects du paysage. Dans mes abstraits, les couleurs et les formes que je pose sur la toile, seraient des fragments de mémoire de tous ces lieux où j’ai habité : la crête acérée d’une montagne qui a retenu mon attention, le jaune d’un champ de blé, les sinuosités d’une rivière, la géométrie des polders, ces terres hollandaises conquises sur la mer. Faut-il alors parler d’abstraction géographique ?
À chaque artiste sa recette. Pour moi quelques taches de couleur, des traits griffonnés au hasard, une forme ou deux suffisent pour entamer la peinture d’un tableau abstrait. Rien qui puisse rappeler une chose existante et surtout pas d’idées préconçues. Je ne sais absolument pas où je vais et j’évite aussi longtemps que possible de penser au résultat. Pinceau à la main, je brode, une couleur, une forme en appellent une autre jusqu’à ce que le début d’une composition commence à se dessiner. Il faut s’en méfier, ne pas céder à la tentation de la retenir et la développer de manière réfléchie. Mieux vaut continuer et aller plus loin encore afin de garder la spontanéité de l’action. C’est un travail instinctif dicté par l’inconscient. Au début mes tentatives se soldaient fréquemment par des échecs soit par mon impatience d’en finir ou par un relâchement d’attention. Alors j‘interrompais mon travail en attendant que l’envie me reprenne. Aujourd’hui, l’expérience me permet de travailler de manière plus continue. Le moment de tirer le trait sur un tableau viendra avec la conviction qu’il n’y a plus rien à ajouter ! Si j’aime faire des croquis de personnages et si j’éprouve du plaisir à peindre des sujets figuratifs ce sont mes tableaux abstraits qui me donnent un vrai sentiment de liberté et qui me renvoient les plus fortes émotions.
Et, s’il est vrai que l’oeuvre peinte reflète le caractère de l’artiste par ses formes, sa palette, l’assurance ou l’indécision du trait, la richesse ou son manque de texture, je laisse aux autres le soin d’imaginer – et de juger au besoin – qui je suis. Pour ma part, je ne peux que constater que mes abstraits me parlent et me surprennent souvent en suscitant des sensations que je porte au plus près de moi.
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