Natasha Krenbol – « La curiosité de l’ailleurs »

Le Dagda dieu-druide dit Ruadh Rofhessa rouge de la grande science, 25×33,5cm

Les mots me manquent pour décrire ce qui m’a séduit dans les tableaux de Natasha Krenbol. En les voyant pour la première fois j’ai tout de suite eu le sentiment de reconnaitre des sensations profondes que je porte en moi sans bien savoir lesquelles. En général j’arrive assez bien à exprimer ce que je ressens en voyant une œuvre d’art. La forme, les couleurs, la composition, le sujet me plaisent ou pas. Là, hormis mon enthousiasme, je ne peux que me reporter aux analyses qui ont déjà été faites de son œuvre et lui poser des questions qui pourront peut-être m’éclairer. A titre anecdotique j’ai ressenti le même choc en voyant il y a quelques années un tableau au musée de Grenoble. Je me suis arrêté net, littéralement cloué sur place et je suis revenu à plusieurs reprises sur mes pas pour le revoir.

Chechnya blues, 65x54cm

Aujourd’hui, je n’ai plus la moindre idée de ce que représentait ce tableau mais je me souviens très bien du sentiment de force et de complétude qui s’en dégageait. Magie de l’art ! Mais pour en revenir à Natasha Krenbol. Je l’ai découverte lorsqu’elle a exposé dans la librairie-galerie Chant Libre à Montélimar en avril dernier juste après mon exposition à moi. Je me trouvais sur place lorsqu’un grand paquet contenant un de ses tableaux est arrivé. André Zaradski qui est le propriétaire de la galerie l’a ouvert devant moi et avant qu’il n’ait fini de défaire l’emballage, en voyant une partie du tableau, j’étais vendu.

De toute évidence Natasha puise son inspiration à une multitude de sources. C’est une forme d’art globale qui avec une grande économie de moyens va droit à l’essentiel. J’y retrouve des rappels au mouvement Cobra et à l’Art brut. Jean Dubuffet n’est pas loin et en même temps il y a la poésie et les subtilités de l’art graphique de Paul Klee. Plus près de nous, l’artiste contemporaine néerlandaise Charlotte Schleiffert peint des tableaux qui représentent, comme elle, des personnages imaginés, en partie humain, en partie animal et en partie végétal. Quoi qu’il y aurait d’autres comparaisons à faire, par certain côtés, le travail de Natasha m’a surtout et spontanément fait penser à celui du peintre afro-américain Bill Traylor, né esclave dans l’Etat d’Alabama. Ses tableaux ont le même regard humoristique sur l’humanité, le mouvement de la vie (rien n’est statique) ainsi qu’un côté carrément narratif, le tout rendu avec une candeur, presque enfantine. Contrairement à Bill Traylor qui était autodidacte Natasha a cependant reçu une formation classique des plus solides qui passe par l’Ecole des Beaux-Arts de Paris et le Kala Institute à Berkeley en Californie. Elle connait depuis de nombreuses années déjà un riche parcours d’expositions personnelles et collectives en France et à l’étranger.

Nouvelles aurores, 19.6×24.5cm

Voyageuse, Natasha traverse les cultures en observant les hommes, les anges et les démons qui les font agir. Il y a dans son approche une place pour le folklore, la mythologie, l’ethnographie. L’art tribal entre fréquemment dans ses tableaux et elle sait invoquer le mystère qui entoure jusqu’aux objets qui figurent dans ses compositions. Dans les critiques qui la concernent le terme d’animisme revient souvent et semble dénoter chez elle une croyance en les esprits qui habitent toute chose humaine, animale, végétale, matière inerte. Rien n’est anodin !

Je ne suis pas un expert, ni un critique d’art qui cherche à analyser et à expliquer les pourquoi et les comment d’une œuvre, mais un amoureux. L’art m’apporte la beauté, le rêve, la réflexion, le bonheur mais parfois aussi l’aversion et le dégout. Il m’arrive en regardant un tableau de mieux comprendre ce qui illumine ou obscurcit l’existence et d’entrevoir ce qui motive le comportement de mes semblables. Dans les tableaux de Natasha Krenbol j’ai retrouvé un renvoi (EUREKA !) à mes propres voyages, à mes racines multiculturelles, à ma propre expérience de vie…. Et, j’ai découvert l’œuvre d’une artiste singulière et significative.

J’étais curieux d’en savoir plus sur Natasha et sa position dans la vie en tant qu’artiste. Elle a très gentiment accepté de répondre aux questions suivantes concernant ses antécédents et les raisons qui l’ont amenée à faire de l’art.

Question

Votre art de toute évidence puise son inspiration à diverses sources. Lorsque je regarde vos tableaux le terme « d’ailleurs » me vient à l’esprit. Est-ce que j’ai tort ?

From Egypt to Gaza, 120x120cm

Réponse

« Que ferais-je sans ce silence gouffre des murmures »
Samuel Beckett, Poème, 1948

Effectivement ma famille vient « d’ailleurs » mais je ne sais si cela est lié aux ascendants directes. Mon père est né et a grandi en Egypte. Ma mère a vécu sa jeunesse à Zurich. Inspirée par le mouvement Dada, elle jouait beaucoup au piano et fréquentait assidûment le Schauspielhaus ; le grand théâtre de Zurich. Aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours eu le goût de l’autre, la curiosité de l’ailleurs, des autres façons de vivre, de manger, de danser…mais aussi à l’égard du monde animal (insectes inclus) pour lequel j’ai toujours éprouvé une grande affection. Enfant, j’étais plutôt solitaire, mais je ne m’ennuyais jamais. Je me souviens de mes copains grillons, lézards, lucioles et chiens (ces derniers appartenaient à des voisins, mes parents ne souhaitant pas avoir d’animaux en appartement – à l’exception d’oiseaux en cage pour égayer mes convalescences fréquentes.)

Les chats sont des hommes comme les autres, 46x38cm

Cette proximité avec le monde animal et, plus largement avec la nature, ne m’a jamais quittée. Au terme d’une adolescence qu’on peut qualifier de chaotique, j’avais soif de liberté et de découvrir le monde. J’ai donc pris le large, et j’ai vécu une dizaine d’années en Afrique et aux Etats Unis.

Enfant j’adorais peindre, raconter des histoires en dessins, comme tous les enfants du monde. Je construisais des objets avec des morceaux de tissu, de carton, des brindilles…Il me semble avoir vu très jeune des reproductions de peinture de Paul Klee dont les toiles m’attiraient par leur étrangeté, leur équilibre, et aussi Vincent van Gogh, Pablo Picasso, Breughel l’Ancien.

En revanche, je ne me souviens pas avoir « décidé » d’être peintre. C’est venu comme une évidence : « Bon(ne) qu’à ça » (réponse de Samuel Beckett à la question d’un journaliste à la question « Pourquoi écrivez-vous ?) »

Question

Vous aimez passionnément la musique et vous avez fait de la danse. Dans quelle mesure cela vos inspire en tant que peintre ?

Triomphantes vibrations, 121x109cm

Réponse

La musique tient un rôle important dans ma vie. Le jazz des années soixante en particulier : Thelonious Monk, John Coltrane, Eric Dolphy, Duke Ellington, Chet Baker, Abdullah Ibrahim, Pharoah Sanders, Abbey Lincoln, Billie Holiday, Sarah Vaughan, Andey Bey, Branford et Wynton Marsalis…mais aussi Debussy, Bach, Ravel, Schubert, Satie et toutes les « musiques du monde » : Afrique, Maghreb, Japon, Caraïbes… Je serais bien en peine d’analyser en quoi et comment elles agissent sur moi et influent sur ma peinture. Peut-être peut-on parler d’une forme d’embrayage. La musique me déclenche et me communique son énergie.

Straight up and down, 118x108cm

J’ai le sentiment que tout dans ma vie doit tendre vers l’art. Ca va de mon jardin, à ce que je mange, ce que je regarde…mes yeux sont en alerte permanente. Cet état de vigilence a un côté douloureux quand je suis comme tout un chacun confrontée aux laideurs objectives générées par Homo Industrialis.

Question

Si on vous pose la question de savoir si votre art est autobiographique, engagé socialement ou plus simplement de l’art pour l’art, quel est votre réponse ?

Africa’s watching, 65x54cm

Réponse

Ma peinture n’est pas directement autobiographique. J’aimerais pouvoir affirmer qu’elle est engagée socialement et politiquement, mais est-ce à moi de le dire ? Ne serait-ce pas plutôt aux regardeurs ? Comme disait Dubuffet, « la laitue ne peut avoir elle-même le sentiment qu’elle doit être classée dans la catégorie des salades… »

Question

Pourquoi faire de l’art dans un monde qui doit faire face à des crises désastreuses comme le réchauffement global, les guerres, la misère, etc ?

Façons d’endormi, 45x64cm

Réponse

Nous avons vu récemment comment les firmes fossiles, principales responsables du réchauffement global planétaire sont revenus sur leurs « engagements » climatiques. Le capitalisme extractiviste continue de nous inonder de pétrole, de gaz et de charbon comme si « de rien était » – ce que faisant, il génère toujours davantage de profits. Dans un monde en flammes, en proie à l’avidité de quelques-uns l’art est absolument utile, même si, comme l’amour et la poésie, il ne « sert à rien ». Mais il nous mouvemente, nous nourrit, nous agrandit. Nous offre l’opportunité de nous intéresser en l’humain à ce qui est plus grand que l’homme. Aujourd’hui l’argent à pris une place démente, chosifiante, mortifère et irrationnelle ; le contact avec l’âme – l’énergie utopienne – est brouillé. L’art est méditation interrogative dans un contexte de logiques cyniques et comptables. Il rêve « à voix haute » du jour où l’humain deviendra enfin sapiens…

Question

60.000 artistes plasticiens sont recensés en France et aujourd’hui environ 2000 bonnes galeries. Comment dans ces conditions gagner sa vie en tant qu’artiste plasticienne ?

Réponse

C’est ainsi, 32x32cm

Je n’ai jamais eu de plan de carrière. J’ai connu des périodes fastes avec des marchands habiles – en Suisse notamment, à Chicago, aux Etats Unis… Lorsque j’étais plus jeune, on me reprochait d’être jeune, d’être une femme et de faire une peinture de « mec »… Aujourd’hui, les galeristes préfèrent les jeunes, la situation s’est inversée, mais pas de panique ! Comme disait ma grand-mère, en art, ce sont les quatre-vingts premières années qui sont difficiles… j’ai donc bon espoir. Certes, il y a beaucoup d’artistes plasticiens, et les vrais galeristes sont rares, ce qui crée une forme d’engorgement calamiteux. J’ai heureusement la chance d’avoir quelques collectionneurs qui suivent mon travail et me soutiennent.

Question

Mis à part la peinture à l’huile est-ce qu’il y d’autres techniques que vous pratiquez ?

Réponse

La peinture à l’eau…c’est plus rigolo (air connu). J’utilise principalement l’acrylique et des pigments, crayons de couleur et pastels gras et secs. Je confectionne également des assemblages de choses insolites ramassées au fil de mes promenades, qui forment une sorte de cabinet des curiosités, un théatre de personnages.

Question

Qu’est-ce qui vous inspire ?

Réponse

Fidélité à l’enfance et aux peintres chinois. Les propos sur la peinture de Shitao, dit « moine Citrouille-amère » dans un traité datant du XVIIIè siècle, me sont une source constante d’inspiration :

« Quand l’homme se laisse aveugler par les choses, il se commet avec la poussière. Quand l’homme se laisse dominer par les choses, son cœur se trouble. Un cœur troublé ne peut produire qu’une peinture laborieuse et raide, et conduit à sa propre destruction… Aussi, je laisse les choses suivre les ténèbres des choses, et la poussière se commettre avec la poussière ; ainsi, mon cœur est sans trouble, et quand le cœur est sans trouble, la peinture peut naître. »

Pavane, 120x120cm

Site web : http://www.natasha-krenbol.fr/index_en.html

 

 

 

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